Laurent Garnier dans toute sa splendeur

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Dans une interview paru dans l’Express hier, Laurent nous donne sa vision de la musique électronique d’hier et d’aujourd’hui, ses tenants, ses aboutissements, passionnant, captivant même, on pourrait l’écouter parler pendant des heures..

De l’évolution de la techno à l’indigence des gros labels en passant par la cocaïne durant le festival de Cannes ou encore l’EDM, tout y est, on vous laisse apprécier.

L’interview :

 

Dans votre livre, vous écrivez: « La techno est la dernière révolution musicale du XXe siècle. » Il n’y a donc rien eu depuis?

Quand on regarde l’histoire récente de la musique, on constate qu’une nouvelle forme surgit tous les dix ou quinze ans. Or, depuis trente ans, il ne s’est rien passé de comparable au rock dans les années 1950, à la musique psychédélique dans les années 1960, au disco dans les années 1970 ou à la techno dans les années 1980. Certes, les styles ont évolué; le rock et le hip-hop ont notamment intégré les instruments de la musique électronique. Mais pas de véritable révolution. Ce qui est plutôt triste. Un jeune de 18 ans écoute la même musique que moi à 20 ans. Autre constat: ce qu’on définit aujourd’hui comme underground dans l’électro est très proche des débuts de la techno. D’ailleurs, on réutilise les machines de l’époque.

Comment la techno est-elle perçue aujourd’hui ?

Même si elle est devenue une institution comme le rock ou le hip-hop, les a priori et les méconnaissances sont encore nombreux. Une partie de la population considère toujours la techno comme une musique de drogués et d’idiots. Le terme « musique électronique » est plus employé. Il fait moins peur. Il est moins radical, politiquement correct. La scène techno a un problème: elle ne compte pas beaucoup d’acteurs connus du grand public. David Guetta représente-t-il le monde de la techno? Non, il produit de l’electronic dance music, un style pop et commercial pour les enfants. Mon fils de 10 ans en écoute avec ses copains. Pour eux, le plus grand DJ du monde, c’est Martin Garrix. Le garçon a 17 ans, et ce sont ses parents qui l’emmènent à ses concerts.

Pour sortir la techno des préjugés que vous évoquez, pouvez-vous nous en donner une définition?

Il est très compliqué de donner une définition. Le mot « techno » est un sac qui englobe trop de sonorités. Il faut rester prudent pour ne pas être réducteur. A ses origines, à Detroit, dans les années 1980, la techno était une musique synthétique créée avec des machines dans le but de faire danser. Le concept est plutôt basique et hédoniste. Instrumentale, elle n’a pas vocation comme le rap, par exemple, à traiter des problèmes des quartiers. Si les machines sont privilégiées, elles ne sont pas exclusives. Par exemple, le saxophone est au coeur de mon tube The Man with the Red Face.

La techno est une suite logique du jazz. Comme lui, elle est une forme de liberté, d’expression et d’expérimentation, éloignée des formatages radiophoniques. Quant aux amalgames sur les drogues, j’ai renoncé à m’énerver contre ces raccourcis ridicules. La drogue a toujours été liée au monde de la nuit et de la fête. Pourquoi stigmatiser la techno? Est-ce que, pendant le Festival de Cannes, on parle de la consommation de cocaïne? Non, on parle de cinéma. 

Dans son livre Rétromania, le journaliste Simon Reynolds explique que les jeunes générations éprouvent une forme de nostalgie pour des époques qu’elles n’ont pas connues. Qu’en pensez-vous?

Adolescent, je ne m’intéressais qu’aux nouveautés. Je ne voulais pas écouter les disques de mes parents. C’était ma façon de leur dire: « Je vous emmerde. » Aujourd’hui, la musique est moins un moyen de confrontation avec ses aînés. Les développeurs de logiciels, ceux qui fabriquent les machines, sont les vrais révolutionnaires. Ils dictent les sonorités de demain. En vingt ans, la manière de faire de la musique a fondamentalement changé. Au lieu d’écrire des notes ou de jouer sur un clavier, on construit des morceaux comme on assemble les pièces d’un puzzle. Les possibilités sont infinies. Des programmes permettent même de composer de manière aléatoire. Le résultat, utilisé notamment dans le hip-hop, est d’une richesse passionnante.

N’importe quel adolescent peut désormais, dans sa chambre, produire de la musique sur son ordinateur. Est-ce une bonne chose?

Il y a vingt ans, c’était très compliqué et très cher de faire un disque. Grâce à un simple ordinateur portable, on peut désormais réaliser un morceau, le poster sur un site comme SoundCloud et se faire repérer. C’est formidable. Avec les nouvelles technologies, si on est un peu touche-à-tout, on peut faire des choses très créatives, en musique, et aussi en vidéo ou en photo. Mais tout le monde n’est pas bon. Il faut toujours trier, se montrer intransigeant. Le rapport entre bonne et mauvaise qualité est le même qu’auparavant, seule la quantité a changé. Je reçois en moyenne un millier de disques promo chaque semaine. Et malgré tout, dès que je vais sur un blog, je découvre dix pages d’autres nouveautés parues dans le même temps et dont je n’ai jamais entendu parler. La profusion rend la musique indigeste.

Comment tamiser ce flux?

Les disquaires jouaient le rôle de filtres. Ils écoutaient beaucoup de choses, leurs boutiques représentaient une première sélection. Et puis ils connaissaient les goûts de leurs clients, pouvaient les conseiller. Cela n’existe presque plus. Nous disposons de plus de moyens pour découvrir de la musique, mais pas forcément de plus de temps. Conséquence, l’attention des labels et du public se focalise sur les tops 10 élaborés par les DJ importants. Auparavant, les maisons de disques voulaient savoir ce que les DJ pensaient de leurs sorties: « A quel moment de la soirée allez-vous jouer ce morceau? Pour quel public? » Ces informations étaient importantes. Désormais, elles veulent uniquement que leurs titres soient inclus dans un classement personnel. Il y a un tel choix que tout le monde est noyé. Comme il est de plus en plus difficile de chercher de la musique, les gens se contentent d’acheter ce qu’ils entendent à la radio.

La radio a donc encore un rôle prescripteur ?

La radio reste un lieu de découvertes. Mais pour les mélomanes, le plus passionnant, ce sont les blogs. La façon la plus simple de dénicher des chansons de blues roots, par exemple, consiste à se balader de site en site sur Internet. J’habite un tout petit village dans le Luberon, et je n’ai pas de disquaire près de chez moi. Si je veux me plonger dans le bebop des années 1940, cela me prend deux minutes. Tout est à portée de main.

Dans le livret qui accompagnait son dernier album, I’m New Here, le chanteur américain Gil Scott-Heron donnait quelques instructions pour en profiter pleinement: couper son téléphone portable, passer le disque d’une traite… Est-ce qu’on écoute bien la musique aujourd’hui?

La façon de consommer la musique a été bouleversée. Sur les plateformes de streaming comme Spotify et Deezer, les gens se branchent sur des radios thématiques ou des playlists. Ils n’écoutent plus d’albums. Les jeunes téléchargent la piste 10 et la piste 12 d’un disque. Comme si, dans un film, on disait: « J’aime uniquement la scène où le héros plonge dans la Seine et celle quand il court tout nu dans les rues de Paris. Le reste ne m’intéresse pas. » Un album raconte une histoire. Il est le fruit d’un travail personnel, d’une réflexion. Malheureusement, la musique est devenue un produit jetable. Un consommable.

Il faut donc redonner de la valeur à l’acte d’écoute.

La nouvelle génération semble retrouver le plaisir de s’investir pour un artiste. Cela avait complètement disparu il y a dix ans et cela revient avec le vinyle. On est prêt à mettre le prix pour un bel objet. Cela donne du sens à la musique, et c’est assez sain. On n’écoute pas un disque de la même façon quand on a dépensé 15 euros. Si on va chez un psy et qu’on ne paie pas les séances, on ne sera jamais guéri.

Etant donné la manière dont les gens consomment la musique, est-ce encore pertinent pour un artiste de sortir un album?

Le format traditionnel de l’album, un ensemble d’une dizaine de chansons, n’est plus fondamental. Par ailleurs, je me suis rendu compte que, sur mes précédents disques, certains morceaux sont restés dans l’ombre parce que d’autres prenaient trop de place. Ma musique est très variée. Elle va du jazz au hip-hop. Je n’ai pas envie de changer ma façon de travailler, mais je veux le faire plus intelligemment. Comment s’adapter, donner une meilleure exposition à mes différentes facettes artistiques et me connecter aux nombreuses tribus qui composent le public? C’est l’enjeu de mon projet baptisé « Garnier ». En 2014, je vais sortir cinq disques de trois titres sur cinq labels et territoires artistiques différents. Chacun aura une identité forte. Et rien ne m’empêche d’en sortir un sixième si j’en ai envie. Nous ne sommes plus limités par les contraintes du format album.

Les DJ stars de l’electronic dance music, comme Calvin Harris, Tiësto, Guetta, Swedish House Mafia, Avicii, génèrent des dizaines de millions d’euros de recettes. A Las Vegas, par exemple, les casinos commencent à réaliser plus de bénéfices avec des soirées dans leurs clubs qu’avec leurs salles de jeu.

Le fait de ne plus générer d’argent avec la vente des disques a poussé certains DJ à devenir de véritables businessmans. Ils font appel à des agents peu scrupuleux qui demandent des sommes indécentes. Dans le monde de l’electronic dance music, mais aussi dans celui de la techno, des DJ prennent 50000 à 60000 euros pour jouer lors d’un festival, au prétexte qu’ils revendiquent 2 millions de fans sur Facebook. C’est de la folie. Comme dans le rock ou dans le hip-hop, on assiste à des dérives.

Vous a-t-on déjà proposé d’assurer certaines dates dans le genre de celles de Las Vegas ?

J’ai fait certaines dates importantes, mais ce ne sont pas les concerts les plus intéressants. On demande aux artistes de mixer seulement une heure. Je refuse généralement. J’aime jouer longtemps. Je suis toujours le vilain petit canard. L’argent ne m’a jamais excité. Je n’ai pas besoin de m’acheter un yacht. Je préfère collaborer avec des petites structures qui placent la musique au centre des discussions. C’est ma façon de faire depuis vingt-cinq ans.

Comment vivez-vous aujourd’hui de votre musique?

Ma famille vit grâce à mes dates de DJ le week-end. Composer la musique des spectacles de danse de Marie-Claude Pietragalla ou d’Angelin Preljocaj est avant tout du plaisir. Mes productions ne me rapportent plus rien. Réaliser des disques sert uniquement à promouvoir mon nom. Car, pour se faire connaître, il est indispensable aujourd’hui pour un DJ de créer de la musique.

Vous avez 48 ans. Comment continuer à faire danser des gens qui ont l’âge d’être vos enfants?

Indochine attire à ses concerts des mômes de 20 ans et des quinquagénaires. Le groupe a réussi à bien vieillir tout en restant honnête. La sincérité est très importante. J’ai toujours beaucoup d’émotions quand je me retrouve derrière les platines. J’aime ce qui se passe aujourd’hui. Mon boulot, c’est d’avancer, de défricher. Il faut rester cohérent. Si, demain, la techno est complètement morte, j’arrêterai. Je ne défendrai pas un temple en ruine. Je ne veux pas ressembler à ces stars des années 1980 en tournée sur des bateaux.

 

 

Source : lexpress.fr

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